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Maryna Voznyuk : homeconcert en streaming + interview

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Maryna Voznyuk a proposé  un home concert en streaming ce samedi 28 mars dont voici le replay

https://www.facebook.com/maryna.voznyuk/videos/10218824639141701/


Culturopoing vous propose de partir à sa découverte


Sur la place chauffĂ©e au soleil, une fille s’est mise Ă  jouer, l’église l’appelle le bon dieu, le mendiant la charitĂ©, le soleil l’appelle le jour et le brave homme, la bontĂ©.[1]

Maryna Voznyuk est une artiste singuliĂšre protĂ©iforme. Entrer par le point d’achoppement pour faire disparaĂźtre l’édifice d’oĂč est sortie sa musique est le premier tour de force de sa vĂ©locitĂ©. Ou l’art de maĂźtriser les formes passĂ©es pour en crĂ©er de nouvelles.  Tension, syncope, climax comme dans VyĂŻdy-vyĂŻdy ou bien encore une musique qui revendique la tendresse sans miĂšvrerie. A la recherche de l’innocence d’une origine perdue.

https://soundcloud.com/maryna-voznyuk/sets/lost-in-awakening

 

photo par Maya Matilda Carroll, « Confinement portraits », Espace en cours, Paris, March 2020

 

Cette musique emprunte autant Ă  ce qu’on appelle la musique « savante » qu’aux formes populaires, comme le fit le compositeur hongrois Bela BartĂłk. Pourtant elle Ă©chappe aux Ă©tiquettes trop faciles car avant tout musique de son Ă©poque et donc protĂ©iforme. Influences, convergences, explorations et fulgurances sont les portĂ©es sur lesquelles Maryna Voznyuk Ă©crit son histoire et sa musique.

https://soundcloud.com/maryna-voznyuk/schedryk

 

Crédit photo Jean-Pierre Blondin

Photo par Jean-Pierre Blondin, série « Musiciennes »

 

Interview

Vasken Koutoudjian : Tu es née en 1984 et pendant Tchernobyl tu avais 3 ans, en quoi penses-tu que la radioactivité ait influencé ta musique !!?

Maryna Voznyuk : Un an et demi. Je ne pense pas que Tchernobyl ait influencĂ© ma musique plus que, par exemple, le Holodomor (grande famine) de 1933 ou la Seconde guerre mondiale, juste parce que physiquement j’ai dĂ©jĂ  Ă©tĂ© sur Terre au moment prĂ©cis de l’explosion, juste Ă  130 km. Quoi que
 peut-ĂȘtre que cette obsession de jouer vite, de taper fort, surtout dans les graves et puis passer dans les aigus tendres et aĂ©riennes, c’est la radioactivitĂ© qui parle en moi, tu crois ?

Je pense, ou plutĂŽt je sens, que nous gardons en nous la mĂ©moire de beaucoup plus de gĂ©nĂ©rations que l’on ne puisse imaginer. Depuis le dĂ©but, en fait. Et va savoir quand il a eu vraiment lieu, ce « dĂ©but ». Peut-ĂȘtre que lĂ  nous avons l’occasion de le comprendre mieux
 Quoi que

J’essaye de rester positive en ce qui concerne l’humain. Mais. Certes, on a des rĂ©vĂ©lations, des espĂšces d’illuminations. Surtout quand quelque chose de grave arrive. Comme maintenant. Sauf que. Ce « grave » a lieu partout, depuis longtemps. Toujours. Mais lorsque cela ne te concerne pas personnellement, tu ne te rends pas tout Ă  fait compte de la gravitĂ© de ce qui se passe avec les « autres ». Tu comprends quelque chose, de l’ordre de l’essentiel. Et puis tu l’oublies aussitĂŽt. Et c’est reparti comme avant.
Mais je sens que cette fois-ci ce sera enfin diffĂ©rent ! Car cet « autre » n’existe pas. Il n’y a qu’un groooos puzzle, et nous sommes tous ses minuscules particules. Je pense que nous nous retrouverons rĂ©ellement sur un autre niveau de conscience. Notre MĂšre Terre passe d’une dimension Ă  l’autre et c’est assez dĂ©stabilisant pour nous, terriens. NĂ©anmoins c’est un pas nĂ©cessaire sur notre chemin Ă©volutif et on va le faire d’une façon peut-ĂȘtre pas la plus Ă©lĂ©gante qui soit mais certainement d’une façon dĂ©finitive.

Vk : La musique rĂ©pĂ©titive a-t-elle une influence sur la tienne ? Si oui quelle est sa richesse ? On dit que le mal se cache dans la rĂ©pĂ©tition, pourquoi ce ne serait pas le cas en musique ? (c’est la diffĂ©rence entre le tueur et le tueur en sĂ©rie !)

MV : Puisque tu poses cette question, c’est sans doute le cas. Je ne peux pas dire que j’écoute de la musique rĂ©pĂ©titive plus que, par exemple, du Bach ou des mantras
 d’ailleurs, ce sont aussi des musiques rĂ©pĂ©titives, tu trouves pas ?

Mais, bien sĂ»r, j’aime beaucoup certains compositeurs minimalistes ou des Ɠuvres en particulier. Il m’est dĂ©jĂ  arrivĂ© de vivre plusieurs jours, voire semaines, en Ă©coutant en boucle « Canto ostinato » de Simeon ten Holt, un minimaliste hollandais. Et qu’est-ce que j’étais bien ! Ou alors j’ai dĂ©couvert rĂ©cemment Julius Eastman – on l’a jouĂ© Ă  plusieurs pianos au festival Pianoctambule au Mans – un Ă©vĂ©nement incroyable : 24H non stop de performances pianistiques ! Quel kiffe de jouer cette musique ! C’est une transe collective, les morceaux durent jusqu’à 1h, voire plus. Et il est mort, en 1990, dans l’indigence et l’ignorance totale, il n’avait mĂȘme pas 50 ans


La richesse de la musique rĂ©pĂ©titive est inĂ©puisable. Peut-ĂȘtre pour s’en rendre vraiment compte il ne suffit pas de l’écouter mais il faudrait aussi la jouer. Pour moi, la musique et particuliĂšrement le clavier – un mĂ©canisme encore une fois trĂšs rĂ©pĂ©titif – c’est un portail vers l’infini. Je sais, ça sonne d’une façon extrĂȘmement pathĂ©tique mais c’est comme ça, je n’y peux rien.

Je ne connaissais pas cette expression en français, sur la rĂ©pĂ©tition et le mal
 et d’ailleurs je ne comprends pas son sens. En russe on dit (oui, je parle aussi russe, bien que je sois Ukrainienne et anti-Poutine) « ĐżĐŸĐČŃ‚ĐŸŃ€Đ”ĐœĐžĐ” – ĐŒĐ°Ń‚ŃŒ ŃƒŃ‡Đ”ĐœĐžŃ », ce qui signifie « la rĂ©pĂ©tition est la mĂšre de l’apprentissage »  Et d’ailleurs, quelle est la diffĂ©rence entre un tueur et un tueur en sĂ©rie ?
 Ah !
 Je crois que je commence Ă  deviner le sens de l’expression


VK : Comment est entrée la musique dans ta vie ? Et comment est-elle rentrée de maniÚre professionnelle ?

MV : Quand mes parents, plus prĂ©cisĂ©ment ma mĂšre, a Ă©changĂ© une vieille machine Ă  coudre Singer contre un piano, aussi allemand et encore plus vieux que notre machine Ă  coudre, jamais utilisĂ©e je crois
 J’avais 5 ans.

J’ai donc commencĂ© Ă  d’abord aller chez une prof particuliĂšre (sa petite perruche qui volait partout dans l’appartement savait prononcer son adresse !), ensuite une Ă©cole de musique et ensuite le conservatoire supĂ©rieur. À la 4e annĂ©e de l’école ma mĂšre, voyant que je souffrais assez, m’a proposĂ© d’arrĂȘter. Effectivement, ma professeure n’était pas trĂšs Ă©panouie. Qu’est-ce que tu veux: une femme seule avec enfant, salaire ridicule, aucune sĂ©curitĂ© sociale – c’était peu de temps aprĂšs la chute de l’Union soviĂ©tique
 À quoi j’ai rĂ©pondu: « Ah non ! L’école c’est 7 ans, j’en ai dĂ©jĂ  fait 4. Je ne vais quand-mĂȘme pas m’arrĂȘter Ă  mi-chemin ? ». Je me souviens tellement bien de cet instant, c’est incroyable
 Ainsi ma mĂšre a osĂ© demander Ă  la directrice de changer de professeur. Qui a dit: « Maryna, elle est chez cette enseignante ? C’est inadmissible. Pendant les auditions, je dors. Mais lorsque votre fille joue, je me rĂ©veille. Bien sĂ»r, on va vous changer de classe. » Je me suis donc retrouvĂ©e chez Tatiana Borisova – une femme d’une gĂ©nĂ©rositĂ© et bienveillance rares. GrĂące Ă  qui, encore une fois ma mĂšre, a dĂ©cidĂ© que je devais absolument continuer mes Ă©tudes musicales au niveau supĂ©rieur


Je dois avouer que j’ai pleurĂ© en sanglots lorsqu’elle m’inscrivait au Conservatoire Reinhold GliĂšre. Et ce n’étaient pas des larmes de bonheur
 J’avais 15 ans, je ne portais que du noir, j’écoutais Black Sabbath et Nirvana (merci Ă  mon grand frĂšre pour cette Ă©ducation musicale – j’ai Ă©tĂ© bercĂ©e au hard rock et heavy metal, mĂȘme mon premier morceau retrouvĂ© Ă  l’oreille Ă©tait une chanson de Metallica). Et tous les musiciens dits « classiques » me paraissaient extrĂȘmement ennuyeux. En costards et obligatoirement lunettes de vue
 J’ai donc passĂ© une annĂ©e prĂ©paratoire avec cette professeure lĂ©gendaire du conservatoire, Olga Orlova. Elle avait dĂ©jĂ  presque 80 ans quand je l’ai rencontrĂ©e et d’aprĂšs ce qu’on racontait, quand elle avait Ă©tĂ© plus jeune, ces cours finissaient de façon suivante: d’abord par la porte volaient les partitions et ensuite l’élĂšve. J’allais donc prendre des cours particuliers chez elle pendant une annĂ©e. C’est toute une dynastie illustre de musiciens enseignants pianistes, elle vivait pourtant avec son mari, professeur lĂ©gendaire Ă©galement, dans un tout petit deux piĂšces en fin fond de Kyiv. J’y allais littĂ©ralement en priant. Et presque Ă  tous les cours je pleurais. Mais qu’est-ce que je lui suis reconnaissante, aujourd’hui, pour tout ce que j’ai appris d’elle ! « Je ne vous apprends pas la musique, mais la vie », nous disait-elle. Fille de dĂ©portĂ©s, elle avait vĂ©cu une vie pas facile. Il faudrait une interview Ă  part pour parler de cette femme incroyable.

À 19 ans, ayant terminĂ© ma scolaritĂ© dans cet Ă©tablissement, j’ai « arrĂȘtĂ© » la musique pour devenir prof de FLE et interprĂšte. Cela faisait 2 ans dĂ©jĂ  que je faisais mes Ă©tudes Ă  l’UniversitĂ© nationale de Kyiv Taras Chevtchenko en linguistique, parallĂšlement Ă  mes Ă©tudes musicales. Je me souviens, mes premiers cours dans la journĂ©e commençaient vers 9h et je terminais vers 23h. À vrai dire, je n’en pouvais plus de la pression et l’exigence sans fin de l’école post-soviĂ©tique. Ce n’était jamais assez bien.

Ensuite, grĂące Ă  mes Ă©tudes en linguistique, oĂč j’étais passionnĂ©e par l’Ɠuvre de l’OuLiPo – je suis mĂȘme allĂ©e jusqu’en doctorat oĂč j’étudiais le thĂ©Ăątre de la parole de ValĂšre Novarina
 je n’y comprenais pas grand-chose, j’avoue
 pourquoi alors avoir choisi un tel sujet ? Sans doute parce que cela me rapprochait de la scĂšne
 – donc, grĂące Ă  ces Ă©tudes j’ai eu une bourse du gouvernement français pour venir Ă©tudier en France le thĂ©Ăątre contemporain – thĂ©orie et pratique (oui, dans l’un de mes innombrables rĂȘves je me suis toujours vue actrice
 c’est peut-ĂȘtre pour ça que je travaille souvent avec le thĂ©Ăątre maintenant – merci, mes rĂȘves !), puis mĂ©diation culturelle, Ă  Paris3, et
 j’ai dĂ©finitivement rĂ©alisĂ© que sans la musique de façon constante ma vie n’était pas la mienne.

DrĂŽlement dĂ©primĂ©e, un beau jour printanier, je marchais dans une rue du 17e arrondissement oĂč j’habitais Ă  l’époque, et, oh providence divine, juste devant moi s’est dressĂ© un gros panneau rouge Ă©crit « CONSERVATOIRE». Je suis entrĂ©e, j’ai balbutiĂ© quelque chose, mais la personne Ă  l’accueil avait compris que je demandais s’il y avait des classes de clavecin et d’orgue. Je ne voulais pas retourner en Ă©tudes de piano – j’avais Ă©tĂ© suffisamment traumatisĂ©e. J’ai rencontrĂ© les enseignants, qui, tous les deux, m’ont vivement encouragĂ©e Ă  faire le cycle spĂ©cialisĂ©. Et comme je n’avais pas la possibilitĂ© de travailler le pĂ©dalier d’orgue pour le concours, j’ai optĂ© pour le clavecin. Dans tous les cas j’avais une affection particuliĂšre pour cet instrument depuis longtemps. Tellement il est beau, n’est-ce pas ??

Ainsi je me suis retrouvĂ©e inscrite au CRR de Paris, dans la classe de clavecin et de clavicorde d’Ilton Wjuniski. Un musicien, un professeur et un ĂȘtre humain en or. Je n’avais jamais Ă©tĂ© autant soutenue. GrĂące Ă  lui tout est reparti, encore pour quelques annĂ©es d’études (PĂŽleSup’ 93, Paris8
) et enfin « la libertĂ© » !

VK : Quelle transcendance apporte pour toi la musique ?

MV : Je ne cogite pas quand je joue. Je vis l’instant prĂ©sent. La chose la plus prĂ©cieuse qui existe. Si difficile Ă  savourer vivant d’aprĂšs les lois de notre sociĂ©tĂ©. Et je n’ai pas Ă  parler pour m’exprimer. Avec la parole c’est Ă©trange pour moi. Soit je n’ose dire rien du tout, soit je n’arrive plus Ă  m’arrĂȘter
 Et puis, j’espĂšre ĂȘtre l’un des innombrables cĂąbles – on l’est tous, d’ailleurs ! – Ă  transmettre la lumiĂšre. Je me sens sombre, tellement souvent. Mais lorsque j’arrive Ă  partager la lumiĂšre avec les autres, elle Ă©claire mon propre chemin.

VK : Si tu pouvais changer une chose (tu as ce pouvoir incroyable) et juste une dans la vie, qu’est-ce que cela serait ?

MV : Si c’est juste une seule chose – rien.
Sinon, si j’avais ce pouvoir incroyable, je voudrais faire en sorte que tout le monde soit heureux. Oui, je suis utopiste et naĂŻve
 et ça, par exemple, je ne veux pas changer â˜ș

VK : Quelles sont les influences que tu revendiques ?

MV : Je ne sais pas si je les revendique, mais je suis trĂšs inspirĂ©e par: Bachar Mar-KhalifĂ©, Jozef van Wissem, Nils Frahm, Jean Rondeau, Lubomyr Melnyk
 oh
 il y en a tant ! Inutile de mentionner le seul, l’unique J.-S. B.?
 Tu sais qu’en russe et en ukrainien la prononciation de « Bach » et de « Dieu » ne se diffĂšre que d’une seule lettre ? J’aime aussi Justice, Moderat. SĂ©bastien Tellier (quand il ne chante pas). J’adore les classiques du hard rock et heavy metal, comme Ozzy Osbourne ou Metallica. Il y a un groupe incroyable, ukrainien (ce sont des amis !) que j’adore – DakhaBrakha. Et leurs sƓurs, Dakh Daughters (ils sont tous issus du mĂȘme thĂ©Ăątre Dakh). Ou un compositeur ukrainien, Myroslav Skoryk, l’auteur de la musique d’un film de Parajanov que j’adore, « Les chevaux de feux » – d’aprĂšs une nouvelle ukrainienne de MykhaĂŻlo Kotsyubynsky sur les mystĂ©rieux habitants des Carpates, les « houtsoul ». Qui dans l’original d’ailleurs s’appelle « Les ombres des ancĂȘtres oubliĂ©s ».  J’aime beaucoup Ă©galement Eduard Artemyev – c’est le compositeur fĂ©tiche de Tarkovski. Je suis admirative de sa façon de revisiter Bach aux synthĂ©s analogiques. AprĂšs tout, qui n’a pas « revisitĂ© » Bach, mĂȘme sans le savoir
 Parmi les dĂ©couvertes rĂ©centes – une sorciĂšre sonore suisso-algĂ©rienne, FlĂšche Love.

VK : Comment parles-tu de Vladimir Horowitz, le maßtre Ukrainien ? Que représente-t-il ?

MV : Avec Ă©normĂ©ment de respect et de tendresse. Il avait un sacrĂ© caractĂšre, Ă  ce qu’il paraĂźt
 Et quand il Ă©tait vieux il avait l’arthrose, mais il continuait Ă  donner des concerts. Donc avant de dĂ©marrer Ă  travailler les Ɠuvres il se chauffait pendant 2 heures, minimum. Cela m’avait toujours beaucoup impressionnĂ©, cette anecdote.

D’ailleurs, adolescent, il avait fait ses Ă©tudes au mĂȘme conservatoire que moi ado. J’avais mĂȘme travaillĂ©, comme traductrice, au Concours international Horowitz qui a lieu Ă  Kyiv. Et un jour, je me souviens, j’avais piquĂ© une affiche dans la salle de direction. C’est ce fameux portrait, oĂč il pose sa main Ă  cĂŽtĂ© de son oreille, comme s’il Ă©coutait quelque chose. Je l’avais mis au dessus de mon piano. Et trĂšs souvent quand je travaillais, je le regardais. Je te jure, il avait Ă  chaque fois une expression de visage diffĂ©rente – quand je jouais mal il exprimait du mĂ©pris, et quand c’était plutĂŽt bien le grand Vladimir Ă©tait assez admiratif.

VK : Comment travailles-tu la composition de tes morceaux ?

MV : C’est elle qui me travaille, dirais-je. J’improvise. Je prends un thĂšme ukrainien – ou pas de thĂšme, juste une impulsion physique, ou un enchaĂźnement harmonique : les doigts se mettent eux-mĂȘmes Ă  bouger, trouvent une boucle qui les emporte – et je m’amuse avec. Puis, ce que je n’oublie pas (maintenant j’ai pris l’habitude non seulement d’enregistrer des idĂ©es mais aussi de les noter en dĂ©tail – qu’est-ce que c’est pratique, dis-donc !) j’harmonise, j’affine, je structure. Plus je travaille, plus il y a des choses Ă  travailler. Au moins, je ne m’ennuierai jamais mĂȘme si l’on annonce une quarantaine Ă©ternelle
 je touche du bois, bien entendu. Et chez nous il faut en plus cracher trois fois derriĂšre l’épaule gauche, ce que je fais immĂ©diatement !

D’ailleurs, concernant l’improvisation, je dois dire que c’était un Ă©norme blocage pour moi. Suite Ă  toutes ces annĂ©es d’études « classiques » j’étais incapable de toucher un clavier si je n’avais pas une partition ou quelque chose sous les doigts par cƓur. C’est grĂące Ă  ma formation en musique ancienne et surtout la collaboration avec des musiciens « actuels » que j’ai rĂ©ussi Ă  dĂ©passer ce blocage. Jamais j’aurais pu imaginer de crĂ©er « mes » morceaux. C’est pour cela que je fais toujours de l’impro et de la compo avec mes Ă©lĂšves.

VK : Peux-tu donner une musique (pas de toi) pour faire la guerre ? Pour rĂȘver ? Pour faire l’amour et une pour voyager ?

MV : 1. Aucune. Faites pas la guerre, Ă©coutez le point 3 !!
2. Toutes.
3. Adi Shakti Mantra. Ou les chants des rossignoles en live. Le vent. La mer. Le battement des cƓurs

4. « Canto ostinato » de Simeon ten Holt (si l’on voyage en train).

VK : Dans Somewhere Over There (Des’ Tam) que veux dire « Des’ Tam » ?

 MV : « Somewhere over there » 🙂 En français – « quelque part par lĂ  ».

En fait, c’est le dĂ©but de la chanson – « Podolyanochka » – dont la mĂ©lodie a inspirĂ© ce morceau. Mais pas tout Ă  fait. Le texte commence avec « Quelque part par ici, il y a avait une jeune fille
 ». L’histoire parle d’une jeune fille, qui n’a pas eu d’eau pendant sept ans et elle ne pouvait pas laver son beau visage
 Dans le folklore ukrainien il y a cette tradition des chants rituels, jeux, qui cĂ©lĂšbrent chaque saison de l’annĂ©e. C’est liĂ© Ă  la croyance qui Ă©tait sur nos terres avant que le christianisme soit imposĂ©. Le paganisme: une divinitĂ© pour chaque force de la nature – Dieu du Soleil, Dieu du Vent etc
 J’y crois toujours, d’ailleurs. Et toutes les activitĂ©s de mes ancĂȘtres, festives comme quotidiennes, Ă©taient accompagnĂ©es par les chants. Surtout, il n’y avait pas tous ces moyens de distraction d’aujourd’hui.

Donc, cette chanson, « Podolyanochka », c’est un chant-jeu du printemps (vesnyanka). CĂ©lĂ©brant la renaissance de la nature. Comme un autre morceau, « VyĂŻdy-vyĂŻdy » (« Viens, viens »), qui appelle le printemps. Le morceau « Des’ tam », pour moi, c’est un rĂ©cit sur quelque chose de lointain. J’avoue que je pensais aussi Ă  la guerre en Ukraine, que j’ai vĂ©cu ici, en France. C’était trĂšs douloureux. Et puis l’image de l’eau, avec toute sa force puissante, tourbillonnante et calme Ă  la fois


VK : LĂ  encore la rĂ©pĂ©tition sert beaucoup le morceau. Peut-ĂȘtre que le premier Ă  l’avoir autant servi dans la musique c’est Ravel et son BolĂ©ro. Pour d’autres la rĂ©pĂ©tition c’est le mal absolu, comme le meurtre en sĂ©rie qui est un paroxysme, du coup comment dĂ©finir la rĂ©pĂ©tition en musique ? Que sert-elle ?

MV : Pour moi c’est une sorte de mĂ©ditation. Notre vie c’est une rĂ©pĂ©tition constante. Gauche, droite, gauche, droite, inspirer, expirer, inspirer, expirer, allongĂ©, debout, allongĂ©, debout, naissance, mort, naissance, mort


La rĂ©pĂ©tition est dans tous les folklores, les musiques spirituelles. Je pense qu’on la sous-estime, si l’on la considĂšre comme « mal absolu ». En tout cas c’est l’origine. En tout cas pour moi. Et le fait de revenir Ă  mes racines par le folklore me charge d’une force dont j’ai tant besoin pour vivre dans cette Ă©poque cruelle. Mais quelle Ă©poque, au fait, n’a pas Ă©tĂ© cruelle ?


VK : Qu’est-ce que la musique peut exprimer que les mots ne peuvent raconter ?

MV : Tout.

VK : Quels sont tes projets immédiats ? Plus lointains ? Absolus ?

MV : Je suis en rĂ©sidence Ă  l’Espace en cours depuis septembre 2019 (c’est un paradis terrestre dans le 20e arrondissement de Paris, un havre de paix, une initiative totalement privĂ©e – chapeau et grand merci Ă  Julie et Didier Heintz), oĂč je me concentre sur la prĂ©paration de mon premier album solo et le set live. Qui, un jour, deviendra un spectacle. Et on travaille avec le Street barocco duo WĂ€ndalism que nous avons crĂ©Ă© avec le rappeur lyrique et virtuose du beatbox et de la loop station RaphaĂ«l Otchakowsky. Le nom du groupe est un hommage Ă  Wanda Landowska – actrice majeure du renouveau baroque – et Ă  la culture urbaine. Nous travaillons notre live avec un merveilleux VJ-magicien StĂ©phane Privat. Et j’ai beeeeaucoup d’élĂšves.
En ce moment je repense mes cours « Ă  distance ». C’est une pĂ©riode exceptionnelle que l’on est en train de vivre
   on en sortira tous « reloaded », j’en suis convaincue.

Dans l’absolu mon projet est d’ĂȘtre en bonne santĂ© physique et mentale – si c’est possible dans le monde dans lequel on vit. Eh bien, justement, c’est le dĂ©fit. Et aprĂšs tout, comme disait Che Guevara: « Soyons rĂ©alistes, exigeons l’impossible! »

VK : Qu’est-ce que la musique peut dire que les mots ne peuvent exprimer ?

MV : Toujours tout.

VK : Jouer avec Kazunari Abe ça reprĂ©sente quoi pour toi ce genre de mĂ©tissage ? La mĂ©tisse chez les grecs anciens c’est la ruse, quelle part de ruse y-a-t-il dans la musique et pourquoi ?

MV : Kazunari est incroyable. Avant de s’ĂȘtre parlĂ© on a d’abord jouĂ© ensemble. La musique est dĂ©finitivement un langage universel et absolu. On s’est rencontrĂ© pour un projet franco-ukraino-japonais du cirque contemporain, mis en scĂšne – enfin, il n’y avait pas de scĂšne, on Ă©tait dans les champs – donc mis en champs par Bernard Quental et Michiko Tanaka, en plein cƓur des vignes de Champagne-Ardenne – expĂ©rience inoubliable. A peine arrivĂ©, il a commencĂ© Ă  jouer une mĂ©lodie traditionnelle japonaise au shinobue (flĂ»te en bambou), et je l’ai rejoint au clavecin avec le jeu de luth, en impro. MĂ©tissage parfait, quand Ă  moi. C’est l’enregistrement qu’il y a sur ma page soundcloud, fait avec un tĂ©lĂ©phone – l’instant Ă©tait tellement prĂ©cieux que j’avais envie de le partager.

La ruse ? Comme le mensonge ? Alors là
 ce sera ma rĂ©ponse la plus brĂšve: « Euh  »

VK : Si tu n’avais pas fait de musique que penses-tu que tu aurais fait ?

MV : J’aurais souffert.

 

photo par Maya Matilda Carroll, « Confinement portraits », Espace en cours, Paris, March 2020


MARYNA VOZNYUK
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CREDIT PHOTO DE « UNE »:
Maya Matilda Carroll, “Confinement portraits”, Espace en cours, Paris, March 2020

 


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[1] D’aprùs J. Brel, sur la place.

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